Mémorial Jean Moulin
Salon-de-Provence

Les camps d’internement en Provence

Robert MENCHERINI
agrégé d'histoire, Professeur à l'IUFM d'Aix-Marseille,
Directeur du département de formation et de recherche Sciences de l'Homme et de la société (DFR SHS),
Directeur de la filière "Histoire-géographie",
Président du Conseil scientifique et pédagogique de l'IUFM.


Le régime de Vichy fut celui des camps d’internement. La région ne dérogea pas à cette règle et de nombreux camps existèrent en Provence, destinés à des catégories différentes d’ « indésirables ». Sans prétendre ici à l’exhaustivité, on peut offrir un aperçu de quelques-uns de ces lieux où furent internés les Résistants et les « politiques » (dans la Citadelle de Sisteron dans les Basses-Alpes et le camp de Chibron dans le Var), les étrangers de nombreuses nationalités (dans la tuilerie des Milles, près d’Aix-en-Provence, et dans ses « annexes »), les Tsiganes (dans le camp de Saliers en Camargue)[1].

À l’été 1940, les Basses-Alpes comptaient plusieurs « Centres de séjour surveillé » (CSS), à La Bégude-Bras d’Asse, au Chaffaut, à Oraison où furent internés les « politiques », communistes pour l’essentiel, mobilisés jusqu’en juillet dans une compagnie militaire spéciale. Désaffectés entre décembre 1940 et avril 1941, ces CSS regroupèrent plusieurs centaines d’hommes, transférés au fil du temps d’un centre à l’autre, dans d’autres camps (en particulier celui de Saint-Sulpice-la Pointe dans le Tarn) ou à la citadelle de Sisteron. Celle-ci accueillit d’abord des « droit commun » jusqu’en mai 1940, puis des « politiques » (civils) à partir de l’été 1940. Ses effectifs varièrent de 120 détenus (dont la moitié de politiques) en octobre 1940, à 350-400 en mars 1941.

Dans le camp de Chibron, près de Signes (Var), ouvert en 20 juin 1940 et qui comptait près de 500 internés, venus de l’ensemble de la France, les politiques (de plus en plus « régionaux ») remplacèrent, dès septembre, des « droit commun » transférés à Sisteron. Le préfet des Bouches-du-Rhône, très inquiet de la proximité avec Marseille d’un camp qu’il estimait peu « étanche » (les évasions et les contacts extérieurs n’étaient pas rares), proposa, à plusieurs reprises d’en déplacer les internés, y compris en Afrique du Nord. Finalement, Vichy entreprit de spécialiser les camps : celui de Chibron fut fermé en février 1941 et les détenus envoyés à Fort-Barraux en Isère ou à Saint-Sulpice-la Pointe.

Selon la même logique, c’est aussi à Saint-Sulpice que furent transférés, en mai 1941, tous les politiques de Sisteron. La citadelle fut désormais destinée aux « droit commun » et, à partir de novembre 1942, aux délinquants du marché noir. Mais, à la fin 1943, un nouveau changement d’affectation y amena 165 politiques « durs » du camp de Carrère (Lot-et-Garonne). Victor Leduc et Robert Rossi (futur chef régional FFI de R2), qui étaient du voyage, s’évadèrent de la citadelle en janvier 1944. En mai 1944, arrivèrent des internés de Saint-Sulpice-la-Pointe, dont Louis Gazagnaire. Une évasion collective eut lieu le 8 juin et une opération FTPF libéra les derniers internés le 21 juillet.

D’autres « indésirables » furent internés dès septembre 1939 dans la tuilerie désaffectée des Milles : les ressortissants du Reich, dont de nombreux intellectuels et artistes. Bien que la plupart soient anti-nazis, ils étaient devenus « sujets ennemis». Rapidement, on compta plus de 1 800 internés. Mais, progressivement, leur nombre diminua du fait des libérations, des départs outre-mer ou des engagements dans la Légion étrangère. Le site ferma le 18 avril 1940.

Lors de l’offensive allemande de mai 1940, le camp des Milles fut ouvert de nouveau pour les mêmes « indésirables ». Les femmes, Allemandes et Autrichiennes, puis Italiennes à partir de l’entrée en guerre de leur pays, furent regroupées dans plusieurs hôtels de Marseille, hôtels du Levant, Bompard ou Terminus des Ports.

Les effectifs des Milles gonflèrent avec l’arrivée d’internés d’autres régions. Le 22 juin, sous la pression des réfugiés anti-nazis, un train quitta le camp vers la côte atlantique, avec environ 2 000 internés. Mais il fit demi-tour à Bayonne et ceux qui n’avaient pu s’enfuir, se retrouvèrent dans un camp de toile à Saint-Nicolas du Gard, près de Nîmes. La commission allemande du conseiller Ernst Kundt qui visitait les camps dénombra aux Milles, au début août « 152 internés dont 55 aryens ».

En octobre 1940, les Milles furent transformés par Vichy en camp de transit et l’on y regroupa les étrangers en instance d’émigration, en provenance de camps de la zone Sud, comme Gurs ou Le Vernet ou de centres de tri du département. Les effectifs passèrent de 829 internés en mars 1941 à plus de 1300 en 1942. Les plus nombreux étaient les Allemands et les ex-Autrichiens, suivis par les Bulgares, les Hongrois, les Roumains, les Tchèques, les Russes et les Espagnols.

De nombreux anciens interbrigadistes, qui avaient obtenu des visas arrivèrent aux Milles pendant cette période. C’est le cas, par exemple, des communistes italiens Giuliano Pajetta qui s’évada et milita dans le Var, puis dans les Alpes-Maritimes, et Luigi Longo qui fut livré aux autorités fascistes.

Un certain nombre d’internés furent détachés dans des Groupes de travailleurs étrangers (GTE), créés par la loi du 27 septembre 1940 sur les « étrangers en surnombre dans l’économie nationale ». Ils succédaient aux Compagnies de travailleurs étrangers (CTE) qui regroupaient pour beaucoup les réfugiés républicains espagnols. Sous Vichy, les Espagnols constituaient encore la catégorie la plus nombreuse des GTE.

Il existait des GTE dans les Bouches-du-Rhône (Salins-de-Giraud, Miramas, La Ciotat, Meyreuil), en Vaucluse (Le Pontet), dans le Var (Saint-Cyr, Hyères, Vidauban, Chibron, Méounes) ou dans les Basses-Alpes (Les Mées). Les conditions de travail et de vie quotidiennes étaient rudes. Le centre d’Aubagne abritait un groupe, « disciplinaire » particulièrement dur. D‘autres GTE, en revanche, purent parfois résister aux autorités vichystes : les Espagnols de la mine de Meyreuil arrêtèrent le travail en janvier 1943 pour obtenir une amélioration du ravitaillement.

Le 2 janvier 1942, le gouvernement décida de regrouper dans les GTE les juifs, étrangers ou naturalisés, entrés en France après le premier janvier 1936, sauf exceptions. Dès lors, les effectifs des GTE augmentèrent, et, en leur sein, la proportion des juifs. Mieux, ces derniers furent désormais nettement distingués par la constitution, au sein des GTE, de « groupes juifs homogènes », dits aussi « palestiniens ».

Pendant l’été 1942, les Milles et la caserne Auvare devinrent les antichambres de la déportation. En août 1942, Vichy accepta de livrer aux Allemands les juifs étrangers réfugiés en « zone libre » : hommes, femmes et enfants, raflés par la police française dans toute la région, furent rassemblés aux Milles. La caserne Auvare à Nice joua le même rôle pour les Alpes-Maritimes et les Basses-Alpes. Au total, 1928 personnes furent transférées des Milles vers Drancy, en août-septembre, et la grande majorité déportée vers les camps d’extermination.

En novembre - décembre, les derniers détenus furent transférés dans les hôtels de Marseille, au GTE de La Ciotat ou dans le Var. En décembre 1942, les troupes allemandes prirent possession de la tuilerie qui devint dépôt de munitions.

Pourtant, pendant cette période, les autorités de Vichy veillèrent encore à alimenter les effectifs des GTE. Le 13 décembre 1942, le préfet régional de Marseille ordonna aux juifs étrangers, « oisifs » ou indigents, entrés en France depuis le 1er janvier 1933, de rejoindre les GTE de la région. Un certain nombre de ces groupes furent utilisés par l’organisation TODT et la déportation des travailleurs étrangers juifs continua.

Le camp pour Tsiganes de Saliers en Camargue, sur la commune d’Arles, dans un site très isolé, relevait d’autres motivations. Il s’agissait de sédentariser et d’enfermer des nomades (dont la circulation avait déjà été interdite en avril 1940, pour la durée de la guerre). Les travaux d’aménagement commencèrent pendant l’été 1942 et le camp entra en fonction en novembre. 300 personnes, transférées de Rivesaltes, s’entassèrent alors dans 24 baraques dépourvues de toute commodité, mais construites selon le modèle « ancestral des habitations camarguaises », avec suivi par l’architecte des Monuments historiques. Car l’un des objectifs était de réaliser une sorte de camp modèle, pour faire pièce aux critiques sur les camps en provenance de l’étranger. La « proximité des matières premières nécessaires » était supposée permettre des activités traditionnelles comme la vannerie. Sur ces deux plans, ce fut un échec. Les très mauvaises conditions de logement et sanitaires, l’insuffisance de la nourriture et le dénuement provoquèrent la dégradation rapide de la santé des internés, en particulier des enfants. De nombreuses évasions firent diminuer rapidement les effectifs. La plupart s’enfuirent en août 1944 et le camp, désert, fut officiellement fermé en octobre 1944.



[1] Je me permets de renvoyer à Robert Mencherini (dir.), “Provence-Auschwitz, De l’internement des étrangers à la déportation des juifs, 1939-1944”, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2007 et à des ouvrages utilisés ici : Jean Garcin, “De l’armistice à la Libération dans les Alpes de Haute-Provence, 17 juin 1940-20 août 1944”, Digne, Imprimerie Vial, 1983, 2e ed., 1990, et aux travaux remarquables effectués par l’association « Basses-Alpes, 1939-1945 », Jean-Marie Guillon, “Les communistes dans les camps français, Chibron (juin 1940-février 1941)”, Jean-Pierre Rioux, Antoine Prost, Jean-Pierre Azéma, “Les communistes français de Munich à Châteaubriant (1938-1941)”, Paris, PFNSP, 1987, p. 166-169, Mathieu Pernot, “Un camp pour les Bohémiens. Mémoires du camp d’internement pour nomades de Saliers”, Arles, Actes Sud, 2001, “Un camp pour les Tsiganes, Saliers, Bouches-du-Rhône, 1942-1944”, dossier pédagogique n° 6, Archives départementales, Conseil général des Bouches-du-Rhône, 2001.