Mémorial Jean Moulin
Salon-de-Provence

"Vol vers la france" par Hervé MONJARET

Récit de Hervé Monjaret
Médaillé de la Résistance avec Rosette
compagnon de parachutage de Jean Moulin et Raymond Fassin


Novembre 1941, mes stages étant terminés dans différentes STS anglaises, le BCRA me désigne pour effectuer en France une mission radio. Mis en contact avec Fassin, « Sif », je reçois le pseudo de « Sif W » et nous gagnons ensemble la station de départ située près de Newmarket. C'est là que nous rejoint le lendemain celui dont nous ignorions presque tout et dont j'allais avoir à assurer aussi les liaisons radio avec Londres.

Je me souviens de ce premier contact avec un homme dont j'ignorais jusqu'au nom car pour nous il était Rex. De taille moyenne, d'une élégance discrète dans son costume de flanelle grise, il avait une allure d'adolescent rieur et je ne pouvais me douter que j'avais en face de moi ce jeune préfet qui avait déjà derrière lui une si brillante carrière. Nous ignorions aussi, bien sûr, la qualité de sa mission et son éminente fonction de représentant personnel du Général de Gaulle.

Je me doutais cependant que sa mission était importante, car souvent il se rendait à Londres et nous savions qu'il y rencontrait le Général de Gaulle. Mais, surtout, il se dégageait de sa personne un ascendant extraordinaire. Par la suite, en mission, cette impression s'est trouvée confirmée : il était un de ces hommes qui s'imposent sans avoir à hausser le ton, et qui se font obéir sans jamais paraître donner un ordre.

Notre vie à la station de départ s'écoulait dans un agréable farniente, le point fort de la journée étant le résultat de la météo. Et, chaque jour c'était la déception ! Nous occupions nos matinées à faire du cheval dans le parc immense, mais le plus souvent Rex y renonçait, n'ayant pour ce sport aucune affinité ; Fassin, heureusement, avait une meilleure assiette. L'après-midi, c'étaient de longues promenades dans le domaine et les longues soirées nous ramenaient à la lecture ou à des jeux de société et notamment à ce billard appelé « shooter », où excellaient nos amis anglais.

Les conditions météo furent très mauvaises en novembre et l'opération fut reportée à la lune suivante. Notre attente recommença, monotone et confortable. Mais décembre avançait, le mauvais temps continuait et nous commencions à désespérer. C'était compter sans la résolution de Rex et son influence. Le 31 décembre au matin, il partit à nouveau pour Londres et revint à l'heure du déjeuner. Il nous prit à part, Fassin et moi, pour nous annoncer, avec un large sourire, que « c'était » pour la nuit suivante, quel que soit le temps. Pour lui en effet les risques devenaient trop grands s'il se voyait contraint de prolonger encore son séjour loin de France, mais ceci je ne l'ai su que plus tard, comme j'ai su aussi que c'était sur intervention personnelle d'Anthony Eden que la RAF risquait l'opération. Je ne dirai rien de la « veillée d'armes », de ces heures de joie et de fièvre que beaucoup de ceux qui me lisent ont connues.

La nuit est déjà noire et le brouillard commence à tomber lorsque, harnachés pour le saut, nous montons dans le gros Whitley noir qui doit nous larguer en France. Il fait tourner ses hélices, et après le bruit assourdissant du « point mort », nous voyons défiler de plus en plus vite les lampes de la piste, puis l'appareil décolle, prend de l'altitude, et pique vers le sud. Nous nous regardons en silence et un sourire un peu forcé nous détend le visage. Très vite, nous arrivons sur la Manche que nous survolons à faible altitude. La nuit est maintenant très claire et nous admirons le scintillement des vagues sous la lune et les bateaux qui laissent derrière eux une longue traînée d'écume : comme il est dangereux d'être marin en temps de guerre !

C'est alors seulement que Rex nous apprend notre destination : « Nous allons en Provence, près de Salon. J'ai prévu que nous soyons largués à proximité d'une petite bergerie que j'ai là-bas.

Nous y passerons le reste de la nuit ; ensuite, nous aviserons. Si par hasard nous nous dispersions et que vous rencontriez des gens qui s'étonnent de vous voir vous promener en pleine nuit, vous pourrez leur dire que vous êtes des officiers de la base de Salon de Provence ; ils penseront que vous avez fait le mur, ça les rassurera ». Rex nous donne alors ses dernières instructions : une fois au sol, repérer le poste, nous retrouver près de lui et l'enterrer. Pour nous reconnaître dans la nuit, nous sifflerons les premières notes d'un air connu : « Y'a un nid dans l'poirier, j'entends la pie qui chante… » Cela réglé, il ne nous reste plus qu'à attendre.

La joie d'apercevoir la ligne sombre qui annonce la côte française est vite atténuée par l'illumination inamicale des projecteurs allemands et l'aboiement des canons de la Flak dont les obus éclatent autour de nous. La ligne dangereuse est heureusement vite dépassée, mais l'alerte a été chaude et si Fassin, lieutenant aviateur, est demeuré impassible, le visage de Rex et le mien ne reflétaient certes pas la sérénité. Un sandwich et une tasse de thé nous remettent d'aplomb et nous nous enfonçons dans nos matelas chauffants pour tenter de trouver le sommeil. Il était plus d'une heure du matin quand notre « dispatcher » nous tira de notre somnolence car nous approchions de la « dropping zone ». La trappe est ouverte et bientôt s'allume la petite lumière rouge de « l'action station ». Les minutes s'écoulent, interminables, et l'ordre de sauter ne vient pas. Le pilote nous fait savoir que le navigateur n'arrive pas à trouver la zone de largage car bien entendu, il s'agissait d'un largage « blind ». Le dispatcher demande à Rex de retirer ses pieds de la trappe et d'attendre dans une position moins inconfortable. Le Whitley vole maintenant très bas et par la trappe nous regardons défiler les routes, les villages et les rivières sous un magnifique clair de lune. Dans l'avion, il fait un froid de loup. Rex s'est enveloppé la tête dans son épaisse écharpe de laine nouée sur le sommet du crâne. Ainsi affublé, il rappelait les caricatures de ces patients qui attendaient que le dentiste soulage leur fluxion. Je ne manquai pas de lui en faire la remarque irrévérencieuse. Il me répliqua en riant que, s'il n'avait jamais apprécié le cabinet d'un dentiste, il goûtait encore moins l'attente dans la carlingue glaciale d'un Whitley.

Voici que s'allume à nouveau la lumière rouge et Rex se remet en position de saut. Nous retenons notre souffle, l'oeil fixé sur le point rouge. Debout, Fassin et moi attendons le signal vert. La lumière rouge clignote et s'éteint pour faire place au feu vert : c'est le moment ! Le dispatcher, le pouce levé, nous crie « GO » : un bruit sourd, Rex disparaît, puis Sif et je saute à mon tour. Mon parachute s'ouvre presque aussitôt ; la terre approche vite, une traction sur mes suspentes et je me reçois sur un sol assez mou, près d'une haie de cyprès derrière laquelle mon parachute s'affaisse, abrité du mistral. Je défais mon harnachement, mes oreilles encore bourdonnantes du fracas des moteurs.

Mon parachute replié, je me mets en quête de mes compagnons. Au bout d'une heure, j'aperçois une silhouette, je siffle l'air convenu, pas de réponse, je siffle à nouveau, en vain. Tant pis, j'arme mon colt et m'approche : c'était Rex, grelottant et courbé par le froid, il m'explique qu'il est tombé dans un endroit humide où sont restés les sandwiches qui devaient constituer notre premier viatique et qu'il avait pris en charge.

Nous nous mettons à la recherche de Sif que nous trouvons en train de creuser un trou pour y enterrer le poste de radio non loin duquel il a atterri. Il est tard et le jour se lève, nous n'avons que le temps de creuser un deuxième trou, un de nos équipements y disparaît, nous enroulons les deux autres et les cachons dans un caniveau au milieu des broussailles. Ces deux parachutes devaient être retrouvés et, plusieurs mois après, grâce à un membre du mouvement Combat, je devais avoir connaissance du rapport de gendarmerie qui en faisait état. Ce rapport débutait ainsi : « Il a été trouvé, au lieu-dit…, deux équipements complets de parachutistes ; ces équipements sont de provenance anglaise. On n'a pas trouvé trace des hommes… »

Les hommes, en effet, étaient partis à la rencontre de leur destin.

Jean Moulin, après avoir réussi les missions essentielles que le Général de Gaulle lui avait confiées, allait mourir dans les circonstances atroces que l'on sait.

Raymond Fassin devait, à l'issue de sa deuxième mission, être arrêté lui aussi et trouver la mort au camp de concentration de Neuengamme.

Quant à moi, la Gestapo allait m'arrêter à la fin de ma troisième mission, quelques jours avant mon retour à Londres, et, après les dures étapes de Montluc, Fresnes et Sarrebrück, me déporter au camp de Mauthausen.

Et si, seul des trois, je survis, n'est-ce pas pour porter témoignage au nom de mes compagnons de combat ?